Dites-non !
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En Inde, dans le monde des éléphants et des cornacs, il y a un rituel qui se perpétue depuis des générations. Le cornac qui est en charge d’éduquer l’éléphanteau, tresse une fine corde à partir de lianes qu’il plonge dans un colorant rouge . Il attache cette corde à la patte arrière de l’éléphanteau et l’attache à un piquet de bois planté dans la terre. Le cornac fait alors comprendre à l’animal tout jeune, qu’il ne doit pas s’enfuir en lui infligeant une petite douleur sous l’oreille. Le petit éléphanteau comprend vite l’ordre et obéit.
Quelques années plus tard , l’éléphant qui pèse maintenant plusieurs tonnes reste immobile, la même fine liane attachée à sa patte arrière, accrochée à ce même piquet, légèrement enfoncé dans le sol. Malgré sa grande taille et son grand poids, il ne lui viendrait jamais l’idée de désobéir pour s’enfuir ni d’arracher le piquet. On dit que les éléphants ont une grande mémoire et le cornac le sait…
Vous vous demandez sûrement où je veux en venir avec l’histoire de l’éléphanteau ? Eh bien, souvent, je me dis qu’il y a bien des situations dans lesquelles nous sommes comme lui, dressés à rester sur place, à obéir à une injonction prononcée il y a bien longtemps. N’avez vous jamais ressenti ce goût d’amertume quand vous avez une envie de dire «non !» à votre interlocuteur mais que vous ne pouvez pas vous exprimer comme vous aimeriez le faire ? Je suis très sensible à ce thème car il a une résonance particulière dans mon histoire. Je vais vous confier quelle émotion racine m’a donné l’envie d’aider ceux qui se sentent emprisonnés dans leur parole, qui ne savent pas fixer leurs limites, se faire respecter et qui en souffrent.
Quand je ferme les yeux, je revois un homme…mon père. Cet homme est arrivé en 1922 en France, parti à 16 ans du Vietnam, dans le cadre d’un programme d’échanges. Ça, c’est la version officielle. En réalité, mon père était au lycée français de Saïgon, où seulement 20% des élèves étaient indochinois. Il chahutait avec ses camarades dans une salle de classe au 1<sup>er</sup> étage du bâtiment ; et malencontreusement un élève lança par la fenêtre un encrier plein d’encre (à l’époque on écrivait à la plume). Le maudit encrier au lieu de s’écraser simplement sur le sol, ne trouva pas mieux que de tomber sur les épaules d’un fonctionnaire français et colora le beau costume blanc de ce-dernier. Rapidement une enquête fut menée par la direction du collège et mon père fut désigné coupable de l’acte même s’il n’était pas l’auteur du méfait puis il fût renvoyé du lycée. Mon grand-père décida donc d’envoyer mon père finir ses études en France.
Mon père fit des études et devint un Architecte renommé dans le sud de la France. J’ai le souvenir d’un homme bon, il avait la tranquillité du Dalai Lama et inspirait le respect. Sa carrière lui donna beaucoup de satisfactions. Au-delà de l’homme respecté, j’ai souvent observé que mon père ne se mettait jamais en avant , discret, attentif, il semblait, en société, rester effacé, il n’allait jamais aux inaugurations des bâtiments industriels dont il était le maitre d’ouvrage, aux cotés des institutionnels. Je me suis souvent demandé pourquoi ?
Bien des années après, j’ai compris son attitude. Il y avait chez lui bien sûr du flegme et de la retenue que l’on attribue généralement aux asiatiques mais cela n’expliquait pas tout. J’ai retrouvé l’émotion racine de son mal-être. Dans les années 1920, nous sommes dans une époque colonialiste où l’Indochine de l’époque devint un protectorat français. Il n’y avait pas la même tolérance que de nos jours envers les asiatiques. Les annamites n’étaient pas très bien traités par les Français, militaires, administrateurs, planteurs d’hévéas, fonctionnaires.
Mon père me confia que jeune adolescent, il avait vu dans une salle de cinéma les français virer les annamites qui s’étaient installés au premier rang. Cet événement l’avait glacé. Sa famille d’accueil en France, avec qui il resta plus de trois ans, ne fût pas tendre envers lui et le traitait comme un boy. Il s’enfuit ainsi à Paris. Il ne sut pas dire «non !», il ne put exprimer sa rage, ni crier l’injustice.
Les années passèrent, mais il n’oublia jamais à l’intérieur de lui ces épisodes tristes et qui marquent à vie. Derrière cette réussite professionnelle, l’homme cacha cette douleur à l’intérieur de lui, en silence, durant toute sa vie, durant plus de 85 années.
Je crois qu’il était comme le petit éléphanteau attaché à la corde rouge, on lui avait dit de se taire, d’obéir, d’être docile et il n’avait jamais désobéi. Et malgré sa position sociale, mon père restait l’annamite, soumis au colon, avec cette peur de se mettre en avant.J’ai été ému et fortement touché par sa douleur sans le savoir, et quand j’ai écrit ma méthode pour aider ceux qui ont des difficultés à s’exprimer, je n’ai pas fait immédiatement le rapprochement avec mon père, mais j’ai pensé à toutes ces personnes enfermées en elles-mêmes, incapables de se confronter, de soulager la boule au ventre et à la gorge quand tout est bloqué à l’intérieur.J’ai cherché comment faire pour faire taire ces peurs, ces ressentis d’impuissance, j’ai cherché comment faire face au bourreau, faire face à celui ou celle qui veut nous attacher la patte arrière avec une corde rouge.</h5><h5>Je crois que j’ai voulu couper la corde rouge qui retenait mon Papa.
Il y a des milliers d’éléphanteaux qui attendent qu’on leur coupe la corde rouge.
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